Coghuf, Midi

Cette toile de grandes dimensions représente une famille attablée à l'heure de midi dans la cuisine d'une ferme. Le père siège avec sa femme portant un bébé sur ses genoux et deux enfants en bas âge, tandis qu'une employée de maison tisonne le poêle sur la gauche.

Il s'agit assurément d'une oeuvre autobiographique. A cette époque, le peintre vit à Saignelégier avec sa femme et leurs trois enfants – ce n'est qu'en 1945 qu'ils déménageront à Muriaux.

Coghuf peint ici une scène relativement banale de la vie quotidienne, soit le moment du repas familial. Le choix d'un sujet domestique découle de la période de trouble et d'insécurité qui gronde aux frontières. Un besoin de repli, d'introspection se traduit chez de nombreux peintres à cette époque. L'inquiétude générée par la Seconde Guerre mondiale fait opter l'artiste pour un climat de protection et d'harmonie au sein de la maisonnée, et il traduit cet événement répétitif par une touche solennelle. La guerre est également synonyme de rationnement. Aussi, la table n'est-elle guère garnie de victuailles en abondance; on n'y trouve qu’un morceau de pain et un verre de vin – éléments centraux de la composition, tandis que les visages sont gravement penchés vers leur frugale assiette de soupe. Cette image d'abnégation face au fatalisme de la misère paysanne n'est pas sans rappeler l'Angélus de Jean-François Millet.

Entre 1935 et 1949, Coghuf réalise plusieurs fresques dans des lieux publics, toutes inspirées par le paysage jurassien et les valeurs paysannes (la terre, le travail aux champs, la maternité). Cette thématique est évidente dans les titres : "Les quatre heures" (1937-1938, cour de l'école Isaac-Iselin à Bâle), "L'été" (941-1943, restaurant de la Kunsthalle à Bâle) ou encore "Les saisons" (1949, Thoune).

On peut également faire de "Midi" une lecture allégorique. Le peintre est au zénith de son existence terrestre. En effet, à 38 ans, il est bel et bien au "midi" de sa destinée, lui qui mourra quelque 33 ans plus tard. Ce tableau peut subséquemment être décrypté dans un second sens : celui du milieu de la vie humaine. A l’été de sa destinée, Coghuf contemple ses enfants comme fleurs et fruits de son être – la création de sa chair immortalisée dans sa création artistique. Une porte ouverte sur la droite du tableau laisse entrevoir un couple enlacé dans un printemps florissant. Pour des parents occupés à nourrir leur progéniture, la période insouciante de l'amour naissant n'est plus qu'un lointain souvenir.

Réminiscence d'une époque révolue, cette évocation est l'occasion pour l'artiste de peindre deux de ses passions : les trains et les jardins fleuris – il est fils d'un jardinier reconverti plus tard dans les chemins de fer. Cet éden lui rappelle enfin une époque de paix, puisque sa période de fiançailles se situe avant la guerre. Coghuf épouse Edwige Rudin en 1939, c'est donc dire que les débuts de leur hymen se déroulent sur fond de conflit armé européen. Au niveau spatial, la disposition s'échafaude en solides axes horizontaux et verticaux. Le bas de la toile est composé d'un carrelage à motif qui forme le socle de la composition. Le long de la bordure court une succession de vigoureuses verticales et horizontales qui "encagent" la scène centrale, accentuant le symbolisme de la retraite dans un foyer sécurisant. Une poutre, le tuyau du poêle, un montant de porte, le carrelage et une verticale purement plastique sur la gauche forment ainsi un "cadre" à l'intérieur du cadre du tableau.

La matière picturale est tantôt fluide tantôt épaisse, formant même des croûtes par endroits – du sable ou de la terre ont été incorporés. La peinture se fait mince et légère dans le ciel bleu ou le crâne rose du bébé, tandis que, par opposition, elle devient consistante dans un pan de robe et, surtout, dans la mie du pain que l'on croirait pouvoir rompre tant sa matière crée un relief dans le tableau. La peau des personnages est également marquée : le vermillon aux joues de la petite fille ou le rose-vert du visage des adultes forment des amas de matière. La gamme chromatique est partagée entre les tons chauds du bois (mobilier, poutre, bois de chauffage) et les tons froids des habits des personnages (bleu, vert). L'ambiance est toutefois aux teintes estivales, avec l'exception de l'aparté de droite qui fait la part belle aux couleurs éclatantes du printemps (jaune, rose). Il se dégage de ce tableau une ambiance intimiste et chaleureuse, avec cependant une pointe de monotonie, voire de nostalgie.

Un regard d’enfant interroge le spectateur, mais ce sont nos questions d’adultes qui surgissent : « La guerre, pourquoi ? », « Avons-nous choisi d’être ici ? », « Comment accepter la cruauté du temps qui fuit ? », etc. Le quotidien est une bataille pour la subsistance, surtout en temps de guerre. Par cet art intimiste, Coghuf touche à la fois à l’universel (guerre-paix), tout en décrivant des époques et des lieux précis (les Franches-Montagnes dans les années 1940). Il s'élève également à l'intemporel, puisqu'il s’insère dans la tradition des peintres d’histoire réalisant couramment des tableaux sur le cycle des saisons. Il renouvelle ainsi un thème classique avec originalité et contemporanéité.

Anne Schild

Coghuf

pseudonyme de Ernst Stocker

1905 – 1976

Midi

1943

Huile sur toile, 160 x 220 cm

© Coghuf